Lors du Salon du livre de Montréal dernier, j’ai eu le bonheur de rencontrer une artiste exceptionnelle, l’auteure et illustratrice belge Mélanie Rutten. Elle a été invitée à venir recevoir le Prix Québec/Wallonie-Bruxelles de littérature de jeunesse pour son album L’ombre de chacun publié aux éditions MeMo.
Pour être franche, quand on m’a approchée pour me proposer de faire une entrevue avec elle, je n’avais aucune idée de qui elle était. Comme je fais beaucoup confiance aux relationnistes de presse avec qui je travaille, j’ai eu envie de dire oui, un peu aveuglément. Puis j’ai découvert son travail et ça m’a jetée par terre ! Il y avait longtemps que je n’avais pas lu des textes aussi solides, aussi poignants et aussi bien découpés que les siens. J’en ai lu quelques-uns et chaque fois j’ai été ébahie par la qualité extraordinaire que ces livres proposaient jusqu’à la couverture du livre et du choix de papier par l’éditeur. Mélanie Rutten fait sans hésiter partie de mes auteurs-illustrateurs jeunesse préférée et je suis très heureuse de vous présenter cette rencontre que j’ai faite avec elle.
Entrevue avec Mélanie Rutten.
Anabelle : Qu’est-ce que ça représente pour vous d’avoir gagné le Prix Québec/Wallonie-Bruxelles?
Mélanie : C’est à chaque fois une très très grande fierté. J’écris et j’illustre mes livres pendant plusieurs mois et quand il est édité, j’ai plus envie de le voir parce que j’ai eu le nez trop longtemps dedans. Et puis ces livres font leur chemin petit à petit, sont traduits en polonais, en turc, en coréen, arrive ici au Québec et les enfants les lisent. Chaque fois c’est un étonnement et oui forcément je suis fière de recevoir ce prix, surtout de l’autre côté de l’océan, c’est loin !
Anabelle : Qu’est-ce qui vous inspire chez les enfants?
Mélanie : J’adore les écouter. J’adore leur manière de réfléchir qui est tellement (parfois) décalée, mais juste. En fait, ce que j’aime chez eux c’est l’intensité avec laquelle ils vivent les moments présents. Souvent, ils ont des rapports très très forts avec la vie et le monde qui les entoure, c’est quelque chose qui me fascine dans leur pensée logique et dans ce qu’ils peuvent créer aussi. Je suis vraiment fan des dessins d’enfants et de cette liberté qu’ils ont de dessiner comme jamais je ne pourrais le faire, je suis très jalouse.
L’enfance est une source d’inspiration certaine, mais surtout pour la plongée dans cet enfant intérieur, dans ces questionnements. Et puis ça fait du bien de se remettre en question de manière aussi simple et directe.
Anabelle : Y a-t-il des thèmes dont on ne doit pas parler dans les livres pour enfants?
Mélanie : Personnellement, j’imagine très peu un livre comme un thème et c’est rare que le thème s’impose avant l’idée du livre. Je ne me sens pas non plus porter un rôle plutôt moral par rapport à des thèmes à aborder. C’est plus eux qui s’imposent de par les émotions que j’ai envie de prendre. Il n’y a pas de thèmes que je n’oserais pas, mais il y en a qui m’intéressent moins par exemple. Je crois que les enfants sont à même de comprendre énormément de choses, peut-être même plus que les adultes. Les adultes ont des difficultés, des peurs face à la complexité de la vie. On s’est construit toute une strate de raisonnements très logiques et quand un enfant nous pose une question comme « est-ce que tu vas mourir un jour? », on est soi-même bousculé parce qu’on s’est fait au fait que la vie peut être absurde. L’enfant lui, a une fraicheur et un premier regard beaucoup plus serein sur des thématiques qui sont profondément philosophiques comme la mort.
Donc, non je ne pense pas qu’il y ait des thèmes qu’on ne peut pas aborder, tout est question de manière parce qu’il y a beaucoup de respect à apporter. L’enfant n’est pas toujours prêt à aborder certains thèmes et donc quand il m’arrive d’aborder des plus difficiles, je les mets un peu entre parenthèses. J’essaie de laisser une zone de liberté : l’enfant se retrouve avec deux choix, soit d’ouvrir la porte et décide d’aller creuser soit il la laisse de côté et y a pas de souci, l’histoire continue.
A : Y a-t-il une raison particulière pourquoi vous mettez en scène plus souvent des animaux plutôt que des humains?
M : C’est principalement parce que j’aime beaucoup la nature et les animaux. Ça me permet de décoller dans un univers imaginaire, déconnecté de la réalité. J’ai vraiment besoin de cette fantaisie-là. Par ailleurs, les animaux ont toujours véhiculé des symboliques très très fortes, aussi en relation avec la pensée magique
Quand j’étais petite, mes livres préférés mettaient en scène des animaux : Babar, Ernest et Célestine et bien d’autres qui m’ont accompagnée toute mon enfance.
A : Est-ce que c’est un choix qui s’est fait naturellement ou ç’a été une décision réfléchie?
M : Ça s’est fait tout seul ! Par ailleurs, c’est difficile de dessiner des humains, *rire* ! Je suis plutôt autodidacte et je ne suis pas toujours très à l’aise avec le dessin.
Là ça va, je commence à me trouver des personnages que j’aime vraiment, qui ne sont pas trop caricaturaux. Dans l’album Les sauvages, les personnages principaux sont humains, mais ils évoluent dans un monde complètement déconnecté de la réalité.
A : Dans certains de vos livres tels que Öko un thé en hiver et L’ombre de chacun, vous abordez les thèmes de la mort, du deuil, de la séparation, la perte d’un parent, est-ce qu’il s’agit de vos propres peurs? Ces albums ont-ils une touche autobiographique?
M : Oui aux deux questions. Dans le cas de Öko un thé en hiver, je vivais la perte de ma grand-mère qui s’appelait Marie-Madeleine [le personnage décédé dans l’histoire s’appelle Madeleine]. Je parle de la mort, mais surtout du deuil et de comment on vit la mort après la mort. De comment la vie reprend son cours petit à petit. Je puise dans ce je vis.
Dans L’ombre de chacun, le petit lapin demande au cerf « mais est-ce que tu vas mourir un jour? ». Il lui répond « Oui » et le lapin dit « Mais alors on ne sera pas toujours ensemble? »; ça c’est une discussion que j’ai eue réellement avec ma fille et que tous les parents ont. À ce moment-là, on est totalement démuni, on n’a pas envie d’y répondre, mais en même temps, on n’a pas envie de mentir non plus.
Ce sont toutes des peurs que je peux avoir. En plus elles sont universelles et sont partagées autant par les petits que les grands. Je pense que les adultes ont réussi à se faire une raison par rapport à certaines choses, mais que les petits sont encore dans l’appréhension et la découverte. J’aime bien explorer la complexité de la vie. La vie est dure, elle est super, mais elle aussi très complexe et difficile. Je trouve que ces zones d’ombre sont bonnes à immiscer dans une histoire et je pense même qu’elles sont plus rassurantes que l’inverse.
A : Des auteurs/illustrateurs qui vous inspirent?
M : Maurice Sendak, Arnold Lobel, Kitty Crowther et Toon Tellegen.
* Merci à Mélanie Rutten pour cette entrevue.
L’ombre de chacun
Mélanie Rutten
Éditions : MeMo, 2013
ISBN : 9782352891987
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