Je l’avoue, j’écris des listes, continuellement. Des listes d’épicerie. Des listes de tâches ménagères. Des listes de comptes à payer. Eh oui, mes listes sont plates, d’un total ennui. Des listes d’adultes. Des listes de choses sérieuses. Des listes de petits tracas.
Les Liszt
Les Liszt – comme leur nom de famille l’indique – font aussi des listes. De l’aube jusqu’au crépuscule, été comme hiver, tous les jours de la semaine (sauf le dimanche), ils élaborent des listes à tout moment. Mais leurs listes, à eux, ne sont pas ennuyeuses, loin de là. De l’inventaire des ennemis les plus redoutables à celui des petits insectes ailés, ils maîtrisent l’art de créer d’étonnantes collections. Pour y arriver, ils doivent porter attention à ce qui les entoure et cultiver leur excentricité.
Cet esprit, l’illustratrice Jùlia Sardà a réussi à le mettre en lumière avec brio dans l’album pour la jeunesse Les Liszt (La Pastèque). L’ambiance est originale et déjantée. J’ai particulièrement aimé les pages où l’on voit chaque membre de la famille avec en arrière-plan le mur de leurs « obsessions » comme l’image ci-dessous.
L’ensemble est d’une délicieuse étrangeté. C’est un peu la rencontre entre l’univers de Wes Anderson (pour l’aspect loufoque et poétique) et la Famille Addams (pour l’humour noir et le petit côté gothique) campée dans les années 20 (pour les vêtements et les décors d’époque). Mais c’est aussi un peu plus que cela…
Non seulement les illustrations foisonnantes sont un réel coup de coeur, mais ce qui m’a surtout frappé, c’est la façon dont en s’arrimant aux mots, elles ouvrent un espace de jeu et de liberté pour les lectrices et lecteurs. C’est la première fois que la combinaison du texte et des images crée cet effet chez moi ; le couple défie le sens commun et ajoute plus d’un degré de lecture. C’est un album pour enfant, c’est un livre d’art et c’est aussi un conte philosophique.
Un conte philosophique? Oui, oui, j’y arrive. Ce qui m’amène à retourner à l’histoire imaginée par l’auteure, Kyo Maclear.
Pendant que la famille s’affaire, comme à son habitude, à griffonner des listes, un visiteur arrive. « Il venait de loin. Il avait mal aux pieds. La porte était ouverte. » Mais celui-ci n’est sur la liste de personne. « Dans ce cas, je regrette. », lui répondent presque tous les membres de la famille. Tous sauf Edouard.
« La porte était ouverte. », explique le visiteur. « Je sais. C’est moi qui l’ai laissée [ouverte]. », lui répond le garçon. Édouard partage quelque chose d’unique avec ce visiteur inattendu : des questions, beaucoup de questions. Et après un court moment de réserve, elles fusent de tous côtés, débordent des pages. De questions scientifiques à celles plus philosophiques, elles expriment cette soif de découverte, ce désir d’embrasser l’inconnu et cette volonté de se frotter à la beauté du mystère.
Édouard et le visiteur prennent dès lors leur envol, métaphore magnifiquement illustrée par Jùlia Sardà. Le visiteur arrive chez les Liszt avec un curieux bouquet de ballons. À mesure qu’il se heurte à la fermeture et à l’indifférence des membres de la famille, son bouquet s’affaisse et devient tout raplapla. Mais à la suite de la rencontre d’Édouard, son bouquet s’élève, prend de l’ampleur jusqu’à se transformer en une magnifique montgolfière qui les mènera… vers des horizons inconnus !
Se dégourdir les neurones
On retrouve ici une idée chère à Kyo Maclear, une idée dont elle a déjà traité dans son album M. Flux, celle de l’ouverture au changement et de l’éloge de la spontanéité. Dans M. Flux, elle raconte l’histoire d’un petit garçon aux habitudes figées qui n’aime pas ce qu’il ne connaît pas. La vie de ce petit garçon conformiste se trouve bouleversée lorsqu’il rencontre M. Flux, ce personnage haut en couleur, qui est, quant à lui, friand du changement.
Dans ce cas-ci, celui que l’on nomme simplement le « visiteur » ne bouscule pas a priori la vie des Liszt. Au contraire, il se conforme à leurs attentes : il arrose les fleurs, répare le toit, taille les haies, range et décore la maison. C’est sa rencontre avec Édouard qui renverse l’ordre des choses. Et cette rencontre est possible compte tenu de leur disponibilité d’esprit à tous deux.
Il est difficile de ne pas y voir une critique de notre agitation perpétuelle. En glorifiant nos « to do lists », on oublie la beauté de la surprise. Les Liszt, c’est aussi un appel à la lenteur, à la réflexion et au rêve qui nous mènent toujours à une destination qui est, au préalable, inconnue. « On pourrait commencer quelque chose et voir ce qui arrive. » propose Edouard au visiteur.
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Mais le « visiteur » peut aussi représenter l’« autre ». Celui qui arrive chez soi. Celui que l’on n’attendait pas. Celui que l’on ne connaît pas. On peut entrer en relation avec lui par la lorgnette de notre champ d’intérêt précis et se dire : « Tant pis » s’il n’y cadre pas. Mais on peut aussi se laisser surprendre, s’ouvrir à la découverte, questionner, écouter… pour qu’une rencontre véritable se produise.
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Cet album est beau. Cet album est riche. Il se lit et relit en nous offrant chaque fois un nouveau visage. Il s’agit du type de lecture qui se partage et qui rassemble. Je n’ai certes pas épuisé ses différentes interprétations. Et je ne souhaite pas le faire. Je veux me laisser une toute petite ouverture pour être surprise quand je le lirai avec mes élèves et qu’ils pourront partager avec moi la façon dont l’histoire résonne en eux.
Imaginer d’étonnantes collections
Il va sans dire que, malgré tout, la famille Liszt étonne et émerveille à la fois. Je vois dans leur manie de tout lister un exercice de créativité particulièrement stimulant. Voilà pourquoi, en terminant, je vous propose avec vos enfants ou vos élèves d’imaginer d’étonnantes collections :
◆ Mon coeur craque pour Édouard, ce collectionneur de questions. Comme lui, j’ai le goût de me concocter une collection de questions qui me font réfléchir et rêver.
◆ Il n’y a pas si longtemps, je vous proposais un projet d’écriture pour la nouvelle année à partir de l’album Ce qui nous rassemble. L’exercice consiste à écrire la liste de petites manies que nous partageons sans vouloir l’admettre. Un beau moment d’échange et de rires (un peu) coupables ! Relisez l’article sur le sujet ICI.
◆ Des listes inusitées? Demandez à vos élèves (ou vos enfants) de mettre leurs collègues (ou leurs frères et soeurs) au défi : 10 choses qui commencent par la lettre « Z », 10 choses qui sont moelleuses, 10 choses qui font rire jusqu’à en faire pipi dans mes bobettes, etc.
Les Liszt
Kyo Maclear & Jùlia Sardà
Éditions : La Pastèque, 2016
ISBN : 9782897770013
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