Ce billet s’adresse à tous ceux qui ont déjà connu le drame du trait de trop, de celui qui vient tout gâcher, lorsque l’enfant, crayons à la main, appliqué devant sa feuille fond tout à coup en pleurs à tel point que vous vous demandez quel cataclysme invisible a pu soudain s’abattre sur lui. Est-ce que ça va? Quelle mouche l’a piqué? Est-ce qu’une bestiole sournoise est venue lui dévorer un mollet? Est-ce qu’il se retrouve pétrifié par un cruel mal de ventre? C’est l’appendicite? La méningite? Pire ! Il a dépassé… Et là, sous vos yeux dépités, l’enfant déchire, froisse, raye, l’œuvre prometteuse qu’il s’apprêtait à produire parce que le feutre a glissé hors de la ligne, que le rond n’est pas assez rond, que ce n’est pas la bonne couleur, bref, c’est moche et raté. Pour tous ces enfants qui prennent la consigne de s’appliquer et de ne pas dépasser comme une injonction suprême, inaliénable et terriblement coercitive, il y a un livre : Emma ne veut pas dépasser, de Céline Person et de Francesca Dafne Vignaga.

Emma ne veut pas dépasser

Un livre pour expliquer qu’il n’est pas toujours aisé de projeter avec exactitude ce que l’on a dans la tête sur le papier, mais que ce n’est pas grave, même si c’est très frustrant… Et même, parfois, c’est mieux ! Car d’une maladresse peut naître une belle surprise. En prenant le temps de considérer ce que les mains semblent réaliser, en dépit de notre volonté, on peut parfois pousser son esprit à aller plus loin que ce qu’il avait envisagé : rattraper un trait et le transformer, se servir d’un rond patatoïde pour créer de nouvelles créatures, oublier la figuration, visiter l’abstraction, perdre le contrôle pour laisser partir son imagination…

Emma ne veut pas dépasser, éditions Circonflexe

Franchir la ligne

Emma ne veut pas dépasser est donc l’histoire d’un vagabondage de l’imagination : le crayon d’Emma glisse hors de la ligne de démarcation, en principe infranchissable, de la fleur qu’elle est en train de croquer et va provoquer l’imprévisible. Emma est soudainement happée dans le ciel, un ciel vert splendide, « avec le vert, on voit le monde différemment » complété de nuages orangés qui ne respectent plus les couleurs, car ils ont tous dépassé.

Emma ne veut pas dépasser Francesca Dafne Vignaga

Elle fait alors des rencontres improbables, un périple nourrit de créatures fantastiques comme ce magnifique oiseau poisson à bec carré qui ne se soucie guère des convenances de ce que doit être un véritable oiseau : « j’ai observé les poissons dans l’eau et je les ai trouvés beaux. Alors j’ai dépassé mes plumes et mes formes et je me suis transformé ! ».

Et puis surtout, elle rencontre un vieil homme, dans un avion qui « a dépassé le temps », tel un Saint-Exupéry revenu pour une nouvelle histoire. Un vieillard qui veut faire du saut en parachute de surcroît ! À son âge? Mais oui puisque sa date de péremption est dépassée pourquoi ne pas se dépasser : « J’ai dépassé ma peur, j’ai dépassé mon âge avancé. Sauter dans le vide, si tu savais depuis combien de temps j’en rêvais… ».

Un livre pour se dépasser donc, mais aussi dépasser les idées toutes faites, dépassez-les a priori

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Accompagner le lâcher-prise

Ce livre est d’une poésie remarquable, il se départ de la frustration que peut provoquer le fait de ne pas arriver à dessiner, d’avoir gâché son travail, pour partir ailleurs en douceur, donner la sensation de ce que peut provoquer le lâcher-prise et comment naît la créativité.

Emma ne veut pas dépasser, éditions CirconflexeL’album est magnifiquement illustré et on tient peut-être là un point de faille, car l’enfant, d’une vigilance à toute épreuve, pourra remarquer : « mais la dessinatrice n’a pas dépassé, elle… ». Pourtant, avant que son dessin final soit imprimé, Francesca Dafne Vignaga a dû dépasser un paquet de fois, et pour devenir illustratrice, plus encore… L’excellence et la perfection peuvent, selon les personnalités, animer comme faire peur. Comment faire comprendre à ces enfants qu’un Picasso avant de maîtriser tant de techniques a fait des ronds patates et que nous ne sommes pas obligés de devenir tous des Picassos pour trouver du plaisir dans le dessin?

Alors, aidons ces enfants qui ont tendance à rester derrière la ligne à s’affranchir. Dissimulons subrepticement leurs cahiers de coloriage pour leur sortir de très grandes feuilles, des crayons-feutres, de la peinture, de la colle, du papier déchiré, du tissu, des éponges, tout ce qu’on a sous la main et en parlant de main, pourquoi ne pas oublier les pinceaux, tremper les doigts, mettre son empreinte… Autorisons-les à dépasser et à se dépasser.

Racontons-leur aussi ces grands progrès qui sont nés d’erreurs ou du hasard comme la découverte de l’Amérique, certaines grandes trouvailles archéologiques, ou encore la naissance du four à micro-onde, du velcro, de la gomme, du post-it et même de la glace à l’eau !

Et régulièrement, relisons ensemble ce magnifique conte, Emma ne veut pas dépasser, qui ne souffre d’aucune limitation de lecture à ne pas dépasser !

Emma ne veut pas dépasser
Céline Person & Francesca Dafne Vignaga
Édition : Circonflexe, 2017
ISBN : 9782878339215

À LIRE ÉGALEMENT : L’irremplaçable « Peinturlures : les ateliers d’Hervé Tullet, mode d’emploi »

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Last modified: 4 septembre 2018

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