Le livre phénoménal dont je veux vous parler aurait tout aussi bien pu s’intituler : En 26 escales rocambolesques, il était une fois l’alphabet. Pourquoi? Eh bien, c’est que j’ai envie d’aborder cet abécédaire sous cet angle. Je m’explique. Des escales ou « lieux d’arrêt ou de relâche et de ravitaillement », qui sont rocambolesques, soit « extravagantes, pleines de péripéties extraordinaires, abracadabrantes, invraisemblables, pleines de rebondissements ». Voilà donc à quoi nous convie Oliver Jeffers : 26 escales de cette nature pour traverser les 26 lettres de l’alphabet, chacune ayant sa propre histoire à raconter (Il était une fois l’alphabet), mais où les personnages et les événements s’entrecroisent allègrement…
Il était une fois l’alphabet – En vingt-six escales rocambolesques
Il y a tant à dire sur ce petit bijou (suggéré par ma libraire Stéphanie Miller de La Librairie du Quartier, je l’en remercie). Je n’en effleurerai ici que quelques aspects, vous laissant le plaisir de découvrir par vous-mêmes, à force de le scruter à la loupe, les innombrables subtilités que l’album recèle. Et ce, tant sur le plan des fameuses « histoires faites de mots faits pour toutes les lettres », dont plusieurs pourraient faire l’objet d’un livre entier, que sur celui des fabuleuses illustrations de Jeffers, dont l’imagination est débridée. Il faut vraiment prendre le temps de s’arrêter à chaque escale de cette grande aventure de 112 pages pour s’y divertir.
Caractéristique importante de cet abécédaire, donc, ses histoires qui regorgent de situations inattendues, voire absurdes : un astronaute qui a peur de l’altitude (A), des voisins qui sont brouillés depuis des années sans se rappeler pour quelle raison (B), un gardien qui garde tout ce qu’on lui donne à garder mais qui contrevient à son devoir si on lui en fait gentiment la demande (G), un dactylographe qui se fait dévorer par le monstre de l’histoire qu’il tape (T), et j’en passe, et des meilleures.
Aussi, en cours de route, la lectrice ou le lecteur ne doit pas s’attendre à ce que chaque escale se présente de la même façon. À titre d’exemples : l’énigme sous forme de question en E dont la réponse se trouve à la lettre N; l’histoire de la lettre Q qui est censée parler d’une question, laquelle est malheureusement introuvable; certaines phrases qui s’adressent directement au lecteur dans la narration ou les illustrations, ou encore en note de bas de page, telles que « Là, bonne chance si tu réussis à trouver un âne. » (D) ou « (Les bonnes manières facilitent la vie, tu sais.) » (G); des choix de mots farfelus, tel un kopeck, monnaie courante de Kim 1er roi de France (K); des personnages aussi variés qu’une tasse, des panais, des robots, un concombre, un dactylographe, un yéti, un octopode et un hibou; des titres en tous genres, comme Café sur le comptoir (C), Énigme (E), Neuf mille à vue de nez (N), Les robots n’aiment pas les nimbostratus (R), Taper sur les terribles touches (T); des personnages dont le nom commence par la lettre à l’étude et d’autres, non, comme Edmond l’astronaute (A (et Z!)) et Léopold Picard le gardien (G) mais Bernard et Bob (B), Léon Lux (L) et compagnie; des histoires sans mots commençant par la lettre à l’honneur, sinon ceux du titre (N, Z) alors que d’autres en contiennent jusqu’à douze ou treize (D, M, S). On peut se dire là que c’est peut-être parce que moins de mots correspondent à certaines lettres, surtout en français (amateurs de Scrabble, pensez ici aux lettres valant 10 points), mais l’exemple du titre Le yéti, le yack et le yo-yo (Y!) vient infirmer cette hypothèse.
Sur la qualité exceptionnelle des images de Jeffers, je passe rapidement, mais juste pour attirer votre attention sur la multitude de clins d’oeil à surveiller, j’en signale trois au passage. Je trouve qu’elles illustrent bien, c’est le cas de le dire, l’esprit de ce livre : la tasse à café qui parle et se casse dans une histoire, se fait recoller dans une autre et se casse à nouveau dans une troisième en s’écriant « Oh non! » (C, O et T); la grenouille devenue cadavre à force d’attendre indéfiniment – et son abeille! – (F); le retour d’Edmond l’astronaute (Z) se faisant souhaiter, à la toute dernière page, bonne chance par un extraterrestre (comme il veut en rencontrer à la lettre A), histoire de boucler la boucle!
Au-delà du rocambolesque
Malgré tous les éléments humoristiques que l’album comporte, il ne faut surtout pas le réduire à cette seule dimension. Jeffers y aborde des notions difficiles, comme la peur, l’angoisse et la mort, tout en invitant à la réflexion sur nos faiblesses, nos paradoxes, nos questionnements existentiels.
Au-delà des escales
L’album Il était une fois l’alphabet, tout de finesse, mérite qu’on s’y attarde de A à Z, cela va de soi pour un abécédaire, mais même au-delà dans ce cas-ci. C’est d’une couverture à l’autre qu’il faut prendre le temps de l’examiner, pour découvrir aussi ce qui dépasse des 26 escales proprement dites. D’abord la dédicace, signée de Jeffers et de son frère, à qui on doit la maquette du livre : « Pour papa. Merci de ne jamais nous avoir obligés à faire un vrai métier. » Ensuite, le manuscrit servant d’introduction, parlant de ce qui va suivre comme d’une « ménagerie » et commençant par un… « syllogisme »? : « Si les mots font les histoires et si les lettres font les mots, alors les histoires sont faites de lettres. » Enfin, les deux pages de garde de la fin. Alors que celles du début présentent les lettres en ordre alphabétique, celles-ci les représentent en images suivant les histoires (et donc les lettres), et en les associant bien souvent. Je vous en réserve la surprise en entier, ou presque, car je veux déjà vous mettre en garde contre l’apparition d’une revenante…
Fabrication de mots et d’histoires et autres pistes pédagogiques
L’on peut dire sans se tromper que tous les abécédaires font oeuvre utile, en ce qu’ils visent à faire apprendre l’alphabet, et qu’ils sont tous dignes d’intérêt, chacun à sa façon. Ma collègue Valérie avait d’ailleurs présenté trois de ses coups de coeur dans un billet antérieur. Parmi les pistes qu’elle y suggérait pour donner suite à la lecture de tels ouvrages, il y avait l’activité d’écriture. Bien sûr! Et j’ajouterai pour ma part que cela peut se faire simplement, à la maison, à partir des lettres des céréales Alpha-Bits, des soupes, etc., ou encore des ensembles de lettres et de mots aimantés vendus sur le marché, qu’on laisse à vue sur un frigo ou sur un tableau afin que tout un chacun puisse y fabriquer ses propres mots, messages, poèmes ou histoires à partager. Rares sont celles et ceux qui résistent au pouvoir attractif de ces aimants!
Pour aller plus loin, en plus de « chercher et trouver » les mille et une subtilités de l’album, voici deux fiches : l’une pour exploiter les lettres et les histoires, l’autre (toutefois en anglais) sur les droits de la personne.
Il était une fois l’alphabet
Oliver Jeffers
Éditions : Kaléidoscope, 2015
ISBN : 9782877678636
5 ans et plus
Avis aux personnes intéressées, d’autres albums d’Oliver Jeffers ont fait l’objet de billets antérieurs : Rébellion chez les crayons, Comment attraper une étoile, Le livre des couleurs des crayons ET Le livre des nombres des crayons
Si vous désirez vous procurer l’abécédaire de Jeffers ou d’autres albums de sa plume, cliquez ici :